Une nuit tiède du sud de l’Espagne. Le vent portait des parfums de sable et de jasmin. La ville, moitié endormie, respirait encore la respiration de la mer.
Dans une ruelle ébréchée, un petit bar à jazz vibrait doucement. Les lampes ambrées diffusaient une lumière de miel. Un trio jouait My Funny Valentine, avec cette mélancolie que seuls les musiciens andalous savent murmurer.
Il entra, le regard curieux, semblant vouloir appartenir à cet endroit sans le déranger. La chemise ouverte, l’air de quelqu’un qui avait beaucoup marché et regardé. Son sourire, doux mais provocateur, coulait comme un souffle de trompette de Miles Davis, à la fois tendre et impertinent.
Au fond, elle. Assise seule, dans une robe couleur terre cuite. La peau dorée par le soleil du jour, les épaules nues, la chevelure glissant sur sa nuque. Ses yeux — vastes, calmes, doux lorsqu’ils se fixaient sur les autres, teintés d’un ennui léger lorsqu’ils regardaient le reste. Chaque geste d’elle semblait retenu, sans qu’on sache s’il cachait la glace ou le feu.
Elle aimait ce bar pour sa lumière et sa discrétion. Elle pouvait écouter, se laisser traverser par la musique, sans rien devoir à personne. Ce soir, elle voulait que la musique l’enveloppe comme un rayon chaud sur sa peau nue.
Il s’approcha: — Tu sais que le saxophoniste a pleuré trois fois pendant ce morceau ? Elle releva à peine les yeux. — Tu connais beaucoup de saxophonistes qui pleurent ? — Non, mais je connais quelques hommes qui prétendent ne jamais pleurer… et ça fait d’eux de piètres musiciens.
Elle rit, brièvement. Ce rire eut la couleur du cuivre et du vin. Et le monde eut envie de vibrer avec eux.
Le Baiser
Ils sortirent ensemble, sans raison particulière. La rue sentait le sel, la fumée de cigarettes. La promesse des nuits trop longues. Ils marchaient sans se toucher, comme deux notes en attente d’accord.
Elle l’avait suivi naturellement, en suivant le groove du moment. Peut-être parce qu’il ne l’avait pas demandé, simplement laissé un pas d’espace entre eux.
— Tu crois que tout a une musique ? demanda-t-elle. — Oui. Même le silence a une tonalité. Et toi, tu es en mineur septième. — C’est triste, ça ? — Ça peut l’être… surtout, ça sonne vrai.
Le vent tourna autour d’eux. Leurs visages se frôlèrent avant de se reconnaître. Le baiser fut d’abord hésitant, puis se déploya, chaud et sûr, jusqu’à les engloutir tout entiers.
Pas une conquête — un retour sous un lampadaire tremblant, vers un lieu chaud et aimé qu’on n’avait pas visité depuis trop longtemps.
La Nuit d’été
Les murs retenaient la chaleur. La ville dormait d’un sommeil d’été. Des fenêtres laissaient filtrer le murmure d’un ventilateur, le tintement d’un verre, une voix rauque de flamenco.
Dans sa chambre, l’air entrait par la fenêtre, lourd de poussière et de murmures d’or. Elle se tenait là, silencieuse, sa robe glissant le long de ses hanches comme une onde lente. Il la regardait. Le temps semblait suspendu, chaque souffle s’étirant comme une note profonde de contrebasse.
Au moment où sa robe tomba, elle sourit légèrement. Ses traits se relâchèrent, comme si elle déposait un fardeau. Ses yeux, grands et calmes, se firent lumineux, nourris par la curiosité et l’excitation de ce que lui voyait. Elle se sentait pleinement vue, habitant sa féminité avec la fluidité d’un solo de clarinette soyeux.
Elle traçait du bout du doigt un rythme sur son torse.
— Tu fais semblant d’être fort, mais tu es un poète, dit-elle. — Et toi, tu fais semblant d’être calme, mais tu es un incendie.
Ils rirent doucement. Et le monde, pour un instant, parut immense et apaisé.
Le Matin
Le jour passa par la fenêtre comme une main tiède. La rumeur des ruelles montait : voix, pas, café, cigarettes. Le lit avait gardé la forme de leurs corps.
Elle était partie avant qu’il se réveille. Sur la table, un mot : "Merci pour la musique. Ne cherche pas à la rejouer."
Il resta là, le papier entre les doigts. Étrangement heureux et sonné à la fois. Juste ce calme étrange des belles choses qui ont eu lieu.
La Lumière
Plus tard, il entendit encore My Funny Valentine dans un café du nord. Le morceau avait changé — ou peut-être était-ce lui. Il pensa à elle, et la pensée n’était plus une brûlure. C’était une lueur, un souvenir sans poids.
Il comprit. Cette femme m’a montré le chemin vers une version plus vivante de moi-même. Ce qu’elle a réveillé, c’est à moi maintenant de le faire vivre au soleil.
Il referma les yeux. La musique continuait — non plus dehors, mais en lui.
Et quelque part, au sud, peut-être, elle écoutait encore le vent du soir, se demandant s’il était en mineur septième, un sourire aux lèvres.
Consciente d’avoir laissé une trace aussi libre d’évoluer que les premières notes d’une mélodie improvisée.
Nicolas Kluzek , Andalousie, Octobre 2025.
The Jazz Bar
A warm night in southern Spain. The wind carried the scents of sand and jasmine. The city, half-asleep, still breathed the rhythm of the sea.
In a chipped alley, a small jazz bar hummed softly. Amber lamps cast a honey-colored glow. A trio played My Funny Valentine, with that melancholy only Andalusian musicians know how to whisper.
He entered, curious eyes, seeming to want to belong without disturbing the place. His shirt open, a smile hinting at both gentleness and a quiet challenge.
At the back, she sat. Alone, in an earth-colored dress. Sun-kissed skin, bare shoulders, hair cascading down her neck. Her eyes — wide, calm, soft when meeting others, tinged with a slight boredom when they drifted elsewhere. Every gesture seemed measured, caught between ice and fire.
She loved this bar for its light and discretion. She could listen, let the music pass through her, owing nothing to anyone. Tonight, she just wanted to feel the warmth of the music on her skin.
He approached, measuring each step, attentive without ever intruding. "Did you know the saxophonist cried three times during this piece?" She barely lifted her eyes. "Do many saxophonists cry?" "No, but I know a few men who claim they never do… and that makes them poor musicians."
She laughed, briefly. That laugh had the color of copper and wine. And the world seemed to want to vibrate with them.
The Kiss
They went out together, without particular reason. The street smelled of salt, cigarette smoke, and the promise of long nights. They walked without touching — like two notes waiting for a chord.
She didn’t know why she had followed him. Perhaps because he hadn’t asked, simply leaving a step of space between them.
"Do you think everything has music?" she asked. "Yes. Even silence has a tone. And you… you are a minor seventh." "Is that sad?" "It can be… especially, it rings true."
The wind circled around them. Their faces brushed before recognizing each other. The kiss was hesitant at first, then unfolded, warm and sure, engulfing them completely.
Not a conquest — a return under a trembling lamppost, to a warm and beloved place they hadn’t visited in too long.
Summer Night
The walls held the heat. The city slept a summer sleep. Windows let out the hum of a fan, the clink of a glass, a husky flamenco voice.
In her room, the air came through the window, heavy with dust and golden whispers. She stood there, silent, her dress sliding along her hips like a slow wave. He watched her. Time seemed suspended, each breath stretching like a deep double-bass note.
As her dress fell, she smiled slightly. Her features relaxed, as if setting down a burden. Her eyes, wide and calm, grew luminous, fed by curiosity at what he saw. She felt fully seen, inhabiting her femininity with the fluidity of a silky clarinet solo.
She traced a rhythm on his chest with her fingertip. "You pretend to be strong, but you are a poet," she said. "And you, you pretend to be calm, but you are a fire."
They laughed softly. And for a moment, the world felt immense and at peace.
The Morning
The day passed through the window like a warm hand. The murmur of the alleys rose: voices, footsteps, coffee, cigarettes. The bed had kept the shape of their bodies.
She had left before he woke. On the table, a note: Thank you for the music. Don’t try to play it again.
He stayed there, the paper in his hands. Strangely happy and dazed at once. Just that strange calm of beautiful things that had happened.
The Light
Later, he heard My Funny Valentine again in a café up north. The piece had changed — or perhaps it was he who had changed. He thought of her, and the thought was no longer a burn. It was a glow, a weightless memory.
He understood. This woman had shown him the way to a livelier version of himself. What she had awakened, it was now up to him to let it flourish in the sun.
He closed his eyes. The music continued — no longer outside, but within him.
And somewhere, in the south, perhaps, she still listened to the evening wind, wondering if it was in minor seventh, a smile on her lips. Conscious of having left a trace, free to evolve like the first notes of an improvised melody.